Extrait de La forêt pour te dire


EXTRAIT 1


Journal de Louise :
Je me souviens des soirées passées avec Dolly à guetter les étoiles filantes. Ça n’est pas arrivé souvent qu’on se retrouve toutes les deux, sans mec. Juste assez peu souvent pour imprimer ma mémoire.
– Il faut faire un vœu quand on en voit une, disait Dolly.
– Tu as fait quel vœu ?
– Je peux pas te le dire, sinon il ne se réalisera pas. J’avais envie de la croire, mais je ne savais pas quoi leur demander. Ça me bouleversait d’autant que, déconcertée par son enfant sans désir, ma mère insistait.
– Tout le monde a envie de quelque chose... avoir une grande maison, faire le tour du monde, vivre sur une île paradisiaque, je ne sais pas !
– Je ne sais pas non plus.
– Tu es trop sérieuse ! Imagine que tu gagnes énormément d’argent. Au loto par exemple. Tu ferais quoi avec ?
C’était la même question que celle du génie de la lampe, ou presque. Imagine. C’est un jeu, imagine. Imagine que tu es un homme, imagine que tu es douée en dessin, imagine que tu as une voix de contralto, imagine, c’est facile...
J’avais beau me triturer les neurones, il n’en sortait rien. Du tout. Je n’avais pas de plus grand désir que regarder les étoiles avec ma mère, ce que j’étais précisément en train de faire. Et je n’avais pas envie de chercher de quoi je pourrais avoir envie parce que ça me gâchait mon plaisir. En fait, j’avais juste envie que Dolly cesse d’attendre une réponse. Ce qu’elle finissait par faire. À sa manière.
– Tu es bizarre. Tu ressembles vraiment à ton père.
L’argument qu’elle dégaine toujours pour souligner nos différences et qui provoque en moi un mélange de tristesse et de fierté. Je n’ai jamais vu ma mère triste à l’évocation de la mort de mon père. Je ne me souviens pas l’avoir jamais vue triste pour quoi que ce soit, en fait. La tristesse n’est pas son genre, courber l’échine non plus. Et s’il lui arrive de déclarer « Je suis triste », ce n’est pas cette émotion qui émane de son regard, mais plutôt la contrariété, ou la déception, ou la colère.
Ma mère est une guerrière qui toujours enfouit sa peine, jamais ne s’avoue vaincue, jamais ne s’apitoie, toujours renaît de ses cendres.
Un jour, ou plutôt une nuit, j’ai enfin trouvé le vœu qui valait la peine d’être confié aux étoiles. Je leur ai demandé que Ben s’en aille et qu’on reste toujours toutes les deux, Dolly et moi. Mais une petite voix m’a dit que ça faisait deux souhaits, alors j’ai gardé celui sur Ben. J’ai eu beaucoup de mal à le garder secret parce qu’après m’avoir transmis les règles – si on le dit, il ne se réalise pas –, Dolly mourait d’envie de connaître le mien.
– Allez... dis-le-moi ! Ça ne compte pas entre mère et fille, suppliait-elle.
– Tu m’as pas dit le tien.
– Ah mais je vais te le dire ! C’était... attends... c’était... zut, je m’en souviens plus.
– Tu veux dire que c’était pas important ?
– Non, je veux dire que je ne m’en souviens plus, voilà. Ça arrive !
– Si c’était important, tu t’en souviendrais. Le mien est important, je ne l’oublierai pas.
– Dis-le-moi... je le répéterai pas.
– Mais les étoiles le sauront et elles ne le réaliseront pas.
– Ce que tu peux être têtue !
Elle aussi l’était. Ça nous faisait un point commun. J’ai tenu bon. Mais j’avais quatorze ans et je ne croyais plus trop au pouvoir des étoiles filantes.


EXTRAIT 2 :



La veille, le maraîcher a voulu que les camions partent pour Rungis chargés à bloc. Il a promis une prime aux saisonniers qui cueilleraient jusqu’à la nuit. Tous ont accepté. Dans deux jours, il ne restera plus rien sur pied et Paul sera libre de rejoindre une autre ferme.
Aujourd’hui, il a fini plus tôt et il est retourné au campe-ment du jeune chasseur-cueilleur, mais sa tente a disparu. Peut-être est-il rentré chez ses parents, finalement ? Déçu, Paul s’apprête à rebrousser chemin quand un chien vient à sa rencontre, pas le genre sauvage, plutôt chien de salon, il s’approche, le renifle, s’en va. Il trottine déjà trente mètres plus loin et Paul se met à le suivre, machinalement. Ça semble plaire au chien, qui revient vers lui, repart, s’arrête, hésite, quitte la sente, et s’en- fonce dans les fourrés avec l’air de savoir où il va. Il se dirige à présent vers une zone moins dense, qui s’éclaircit encore à mesure de leur progression. Un dernier rideau d’arbres révèle une clairière. Le chien le rejoint encore et lui sautille autour en jappant.
Louise émerge de l’arbre qui la dissimulait.
– Tu devrais passer le concours de flic, maugrée-t-elle. T’as des dispositions, je t’assure.
– J’avais un indic, sourit Paul en tapotant le crâne du chien. Pourquoi tu as changé de place ?
– Pour pas perturber la faune... et me débarrasser des curieux par la même occasion.
Paul encaisse.
– Il est à toi, ce chien?
– Non, j’ai mis une annonce pour lui trouver un humain, plus cool que celui qui l’a abandonné en l’attachant à un arbre. T’en veux ?
– Ouh là, non !
– Dommage, il a l’air de t’apprécier.
Louise vaque à ses occupations : elle brosse sa cueillette matinale, épluche ce qui doit l’être et jette le tout dans la casserole où elle a mis à bouillir un peu d’eau. Quand on vit dans la nature, sans provisions ni réfrigérateur, on passe une bonne partie de ses journées à trouver de quoi manger. Comme les animaux, et comme nos ancêtres chasseurs-cueilleurs.
– Tu as fugué ? ose Paul.
Louise lui jette un regard en biais, pressentant les ennuis. Il prend son silence pour un aveu.
– Je n’ai pas l’intention de te juger, tu as sûrement une bonne raison, dit-il. Mais pourquoi la forêt ? Tu aurais pu aller chez des camarades plutôt que de jouer les Walden.
– « Des camarades », c’est trop mignon. T’as quel âge, cent ans ?
Louise sourit. Elle aurait aussi pu prendre le train, aller marcher dans les montagnes, ou habiter une grotte comme les ermites orientaux. Elle aurait pu faire du stop jusqu’à la côte et se réfugier dans un blockhaus. Si elle ne s’est pas posé la question, c’est parce que la forêt était une évidence. Depuis toujours, elle l’attire. Enfant, elle raffolait des albums qui en parlaient, la photo d’un sous-bois pouvait l’absorber des heures. Elle vagabondait dans les détails, imaginait les loirs endormis, les salamandres faufilées dans la mousse, les buses perchées sur les cimes. Plus âgée, elle a dévoré les documentaires qui lui étaient consacrés. La forêt est devenue son univers, sa mère immarcescible, et quand Greta Thunberg s’est mise à clamer la fragilité du monde, le seul refuge envisagé.
– Figure-toi que je suis encore mineure et du coup, mes potes aussi. Alors je me voyais pas débarquer chez leurs parents qui auraient illico prévenu les miens... En plus, j’ai pas tellement de potes...
Et s’entendant avec horreur dévoiler une de ses faiblesses, elle enchaîne aussitôt :
– Tu dois pas en avoir des masses non plus pour traîner tous les jours par ici. Et puis, moi aussi je peux poser des questions, tu sais ? Par exemple, je trouve que tu ressembles pas à la plupart des cueilleurs. T’as plutôt l’air d’un étudiant en lettres égaré... ou d’un flic qui aurait fait un détour par la fac de lettres et qui se serait planté. Y a pas beaucoup de gens qui connaissent Thoreau. T’as pas non plus le vocabulaire de quelqu’un qui cueille pour l’agriculture intensive. Ou alors t’es en immersion, t’es journaliste et tu fais une enquête, c’est ça ?

EXTRAIT 3 :


Pendant que Louise, consciencieuse, range la viennoiserie dans une boîte, Paul lui annonce son départ.
– La cueillette est terminée.
Le chaud, puis le froid.
– Tu devrais peut-être rentrer aussi. Ce sera bientôt l’ouverture de la chasse.
– Je gère, t’inquiète.
– Je ne disais pas ça pour me mêler de tes affaires.
– Je sais, t’inquiète, elle répète sans le regarder.
Elle ne veut pas qu’il puisse lire sur son visage à quel point elle est déçue. Il fallait pourtant que ça arrive. Ce n’est pas comme s’il s’était passé quelque chose entre eux.
– Moi, je suis forcée de rester, dit-elle, j’ai pas le choix.
– Tu es sûre ? Tu ne vas quand même pas passer toute ta vie dans un bois comme une ermite.
– Peut-être pas toute ma vie, non...
– Sans vouloir être indiscret, c’est uniquement parce que tu es, euh... fâchée avec ta mère que tu es là ?
– Oui. Non, pas seulement.
Si elle ne veut pas parler de Ben à Paul, elle peut lui révéler l’autre raison : elle est là aussi parce que l’humanité l’épouvante.
– L’humanité ? répète Paul en s’asseyant près d’elle.
Louise développe : la bêtise, les guerres ancestrales, les cerveaux tant et si bien gavés d’atrocités que n’y demeure plus le moindre espace pour l’espoir, le mur dans lequel l’humanité est en train de foncer sciemment. Elle plaide, s’échauffe, milite. La rage qu’elle ressent à l’encontre de Ben vient nourrir sa colère. Et elle panique, parce qu’elle voudrait que Paul la trouve intéressante et qu’elle n’a plus beaucoup de temps pour l’en convaincre.
– Je parle trop, mes pensées ont parfois besoin de prendre l’air.
– Ça change des conversations sans intérêt sur la pluie.
– C’est gentil.
– Et tu crois que la forêt peut te protéger de tout ça? dit Paul.
– C’est ce qu’elle fait. La bassesse n’existe pas chez les animaux ou les arbres. La roublardise parfois, mais pas la méchanceté. Ici, tout a sa raison d’être, tout a un sens. Aucun animal n’est stupide au point de brûler sa propre maison ou de scier la branche sur laquelle il est assis.
Cette dernière phrase ramène Paul à sa propre situation. Depuis la mort de ses parents, il s’évertue à scier les branches qui l’accueillent. Dès que le confort se pointe, hop, il part chercher une autre branche. Mais Louise n’est pas une branche, à peine une brindille, et certainement pas confortable. Il soupire.
– Je comprends. Mais tu ne tiendras pas longtemps sous une tente igloo. Surtout l’hiver.
– Non. Je sais... J’aviserai.
Louise s’assombrit à cette pensée. Elle n’arrive pas à se projeter. Se dit qu’elle fera peut-être signe à Katia, qu’elle a injustement tenue à l’écart ces derniers mois. Mais elle est sûrement très occupée, comme chaque été. Elle fait des saisons comme serveuse dans les stations balnéaires pour payer ses études et avoir de l’argent de poche.
– Je peux savoir quel âge tu as ? demande soudain Paul.
– L’âge de raison, répond Louise avec malice, présumant qu’elle s’expose à être traitée comme une petite fille à présent qu’elle n’est plus un jeune garçon, si elle avoue ses dix-sept ans et demi.
– Et tu as une idée de ce que tu veux faire de ta vie?
– Ah ! Te voilà conseiller d’orientation maintenant ? Si je te réponds « faire des mômes », ça va te rassurer ? Je rentre dans les cases ? Je vais te décevoir alors, parce que je vois pas l’intérêt. Je sais bien que c’est ce que font tous les mammifères, mais j’aurais trop peur de pondre un Elon Musk ou un Poutine...
– Je ne disais pas ça pour... je suis désolé.
– T’es souvent désolé, elle le taquine.
– C’est par politesse.
– Oui, j’avais remarqué.
C’est déconcertant parce que c’est rare, quelqu’un d’aussi poli. Louise est troublée parce qu’elle ne parvient pas à cerner Paul et qu’elle aimerait savoir ce qu’il pense vraiment.
– Qu’est-ce qui est important pour toi? ose-t-elle demander.
Paul réfléchit longtemps, son regard clair noyé dans la canopée.
– L’harmonie, répond-il enfin.
Louise espérait l’entendre dire, l’amour. Le seul fait d’avoir pensé ces mots l’oblige à se détourner pour qu’il ne la voie pas rougir. Mais l’harmonie, c’est magnifique aussi. Paul est déjà devenu inoubliable et ne pas savoir si c’est réciproque la tourmente.


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