EXTRAIT 1
La nièce est arrivée le lundi suivant, pimpée, maquillée, faux ongles et tout. Jolie. Elle décore mieux que moi, ça ne se discute même pas. Mais elle a deux problèmes.
Le premier, c'est qu'elle est si lente qu’on dirait qu'elle ne joue pas dans le même film que nous. Les seuls trucs qui vont vite chez elle sont ses pouces manucurés où toute son énergie paraît s’être réfugiée.
L'autre problème, c'est qu'elle n'en a rien à battre de l'épicerie ni de grand-chose d'autre d'ailleurs. En vertu de quoi elle passe son temps à pianoter sur son portable, incapable de renseigner les clients puisqu’elle ne connait pas les produits.
- Je peux pas tout savoir, je viens d’arriver.
Sami essaye gentiment de l’initier.
Mirabelle le suit gentiment dans les rayons, prend des photos, l'écoute expliquer et oublie tout, aussi gentiment.
- C'est pas de ma faute, j'ai pas de mémoire, j'en ai jamais eu.
- Il n'y a rien à apprendre par cœur pour les examens ? s'inquiète Sami.
- Ben si, même que ça m'angoisse grave, avoue Mirabelle.
- Faut pas désespérer, ça se travaille, il la réconforte.
Sa gentillesse ne cessera jamais de m'époustoufler. Ni son calme. Je n'y connais rien en catholicité, mais pour moi, Sami, c'est un genre de saint.
Mirabelle rechigne aussi à mettre les marchandises en rayon. Parce que ça abîme les mains.
Et si Sami lui fait remarquer qu'elle a mis la cagette de clémentines de Corse au prix des clémentines italiennes – une des rares dérogations à son principe de production locale –, elle dit :
- Ah ? Mais... comment on les reconnait ?
- Il y a des étiquettes collées sur les italiennes, explique Sami angéliquement.
- Ah oui c’est vrai ! En même temps, je peux pas tout faire. J'ai la caisse déjà, j’ai pas six bras, je suis pas une pieuvre.
- Huit, rectifie Sami.
- Huit ? Quoi huit ?
- La pieuvre a huit bras.
- Quoi ?
Et Sami hausse les épaules en lui souriant que ce n'est pas grave. Vraiment.
EXTRAIT 2
On rentrait de la communion d’un cousin à Briquemesnil. C'est pas loin de chez nous, Briquemesnil. Mon père connaissait chaque méandre de la route sur le bout de ses ongles rongés. Le problème, c'est que quand on connaît le chemin par cœur, on finit souvent par s'imaginer qu’on pourrait le faire les yeux fermés.
Et la plupart du temps, on a tort.
Surtout après une ripaille où personne n'a lésiné sur la bière, puis le vin, puis le pousse-café.
Ma mère qui ne boit presque pas avait pourtant proposé de conduire. Mais quand il était saoul, mon père, il se prenait pour Dieu personnifié, valait mieux pas le contredire.
J'en ai profité pour lui réclamer la place qu’il me refusait toujours quand il était à jeun, celle du mort. Ma mère a protesté, en vain.
- Pour une fois, lui a rétorqué mon père tout plein de bons sentiments éthyliques. Il est grand maintenant, hein mon Kevin ?
- Il a neuf ans et demi.
- Ben oui, c’est un homme maintenant. Hein, mon grand ?
- Oui, chuis un homme !
Ma mère n’était pas de taille à lutter avec son alcoolémie. Elle était debout depuis très tôt, il était très tard, elle était épuisée, elle a lâché l’affaire. Je crois qu'elle n’a pas encore fini de le regretter.
En plus, ça n’avait rien de très rigolo d’être devant. La nuit on ne voit pas grand-chose et j'étais si fatigué de m'être amusé toute la journée que je me suis endormi au bout de cinq minutes. Le temps que les foutus arbres commencent à surgir là où mon père les attendait pas. Il y en a un qui s'est carrément jeté dans pare-brise et la voiture a fait un tonneau. Ma mère, qui était à l’arrière avec mon petit frère, s’est cramponnée au siège bébé pour le protéger. Ils sont les seuls à s’en être bien tirés.
Mon père n’a pas survécu à ses blessures, il a fallu abattre l’arbre, et j’ai regretté de pas être mort aussi quand le chirurgien a dit qu’il allait falloir me couper les jambes au-dessous du genou, que c'était pas de chance vraiment, les deux d'un coup c'est rare, il a dit.
Je sais qu’il y a des enfants qui jouent sous les bombes en Syrie et ailleurs, d'autres qui meurent de faim, et d'autres encore qui se noient dans la Méditerranée, et que j'aurais donc dû m’estimer heureux. Mais doit pas y avoir beaucoup de gosses de neuf ans qui s’estiment heureux quand on leur annonce un truc pareil.
Ma mère, elle, ne pensait qu’à se réjouir parce que j’étais vivant. Elle a même eu l'air si soulagée quand on lui a dit que j’allais devenir les quatre-cinquième de moi-même au lieu d’être mort comme elle l'avait d'abord redouté, que j’ai essayé d’avoir l’air content. Les parents se rendent pas toujours compte du mal qu'on se donne pour leur faire plaisir.
EXTRAIT 3
« Moi je suis seul, et eux, ils sont tous », pensais-je... et je restais pensif. Cela prouve bien que j'étais encore un gosse. »
J'ouvre le Sous-sol de Dostoïevski au hasard et je lis une page, un paragraphe, une phrase, à chaque fois je prends une claque. On dirait que ce type sait ce qui se passe dans le cerveau des gens en général et dans le mien en particulier, et du coup ce n'est plus la peine de rien.
Il a écrit ça il y a quasiment deux siècles. Qu'est-ce qu'on pourrait dire de plus aujourd'hui ? Si ça se trouve l'homme n'a pas progressé depuis l'âge des cavernes quand il n'avait pas les mots pour s'en apercevoir. On a toujours les mêmes préoccupations qui rasent les pâquerettes : manger, faire des provisions, baiser, et s'efforcer de ne pas mourir trop vite, avec juste de la technologie en plus au bout des sens, qui nous aggrave.
À croire qu'il y a un ordre des choses qui nous échappe et fait vaciller le monde quand ça lui chante. Entre deux vacillements, on prend des habitudes rassurantes, on se pelotonne à l'intérieur et bim ! Un accident de circulation ou La française des jeux viennent tout faire voler en éclats. Et il faut recommencer, construire une autre tanière, trouver un autre coussin où ronronner.
J'ai parfois l'impression que notre vie se résume à ça, et ça me remonte pas le moral.
EXTRAIT 4
J'ai beau rêver de Fanny, dans la vraie vie ça avance pas chouïa. Dans la vraie vie, la seule chose qui me console, c'est qu'en ce moment elle n'a personne d'autre.
Pour l'apercevoir, je traîne le long de la Somme.
Où elle est.
En train de tirer sur un pétard.
Je tente une dernière fois de suivre les conseils de drague glanés sur Internet en lui disant d'une voix posée mais pas trop :
- T'aurais pas vu le cerf blanc par hasard ?
La fumette doit augmenter les chances d'en voir un, non ?
Non ?
Elle se tourne vers moi, inquiète.
- Tu vas bien, Kev ?
- Ouaip, au petit poil ! Et toi ? je lui réponds en regardant son œil gauche puis le droit, puis sa bouche, trois fois de suite.
- T'as un truc à l'oeil ? dit Fanny.
C'est tout pourri, Internet.
Quoi qu’on en dise, les filles, c’est pas facile à comprendre. Si j'en juge par les conversations de mes potes d'autocar, les mecs sont moins compliqués. Mais peut-être que je dis ça parce que j'en suis un. Et c’est pas la peine de compter sur les mères pour vous donner des tuyaux. La mienne par exemple, que je considérais comme une mère normale jusqu'à sa rencontre avec Vince, est devenue complètement imprévisible depuis qu’elle est amoureuse.
Si ça se trouve, les filles ne savent pas elles-mêmes comment elles fonctionnent.
Ou alors elles inventent tout le temps des nouveaux trucs pour se surprendre.
Ou alors elles se serrent les coudes de génération en génération pour faire une conspiration historique.
EXTRAIT 5
Une nouvelle comme celle-là était de nature à réveiller la Belle au Bois Dormant, à briser les charmes, et à plonger la cité dans le chaos.
Comme d'habitude, la porte de l'épicerie était ouverte et la mèche a été vendue, on ne sait pas comment.
C'était l'heure où Bernie tirait, comme d'habitude, sur une cigarette en buvant sa bière assis sur le rebord de la fenêtre de l'arrière-boutique. Possible qu'il en ait parlé en achetant ses cigarettes au Bilboquet qui est un centre de dispersion majeur de l'information même si elle en ressort presque toujours déformée.
Le vieux au déambulateur était, comme d'habitude, collé à la façade à rien faire, rien dire, fumer ses roulées, mais contrairement à ce que certains pourraient s'imaginer, il n'est ni sourd, ni muet.
Ma mère a pu faire suivre l'info après que je lui ai envoyé un SMS pour lui annoncer la nouvelle.
Sami lui-même, était si chamboulé qu'il en a peut-être touché un mot au livreur.
- Quatre millions quatre.
- Quarante quatre millions ?
- Quatre cent millions ?
- Non, quatre...
- Putain, mais alors t’es riche Sami ! Putain de putain, je connais un millionnaire !
Le monde était trop ému pour maîtriser sa communication et le scoop s'est répandu comme une traînée de poudre supersonique. Le bouche à oreille portable a fait le reste. Ça a tout de suite fait remonter aux lèvres de certains le petit goût amer de la jalousie.