Extrait de Quelle connerie la guerre !


Extrait 1


Dans l’avion, Thomas avait été assailli par une autre pensée encore plus désagréable : et s’il allait ne jamais revenir ?
Bien sûr, la plupart de ceux qui partaient reviendraient. Les pertes étaient beaucoup moins importants côté américain que côté irakien. Mille morts quand même, ce qui n’était pas négligeable, mais sur cent trente-cinq mille soldats, ça faisait du zéro virgule sept pour cent et des pouces. Il ne fallait vraiment pas être verni pour que ça vous tombe dessus, et ça laissait quatre-vingt dix-neuf virgule trois pour cent de chances de s’en tirer. Statistiquement, c’était plutôt de bon augure, surtout quand, en plus, on avait l’intention de devenir un héros. Alors, pourquoi le nœud s’était-il soudain entortillé dans ses entrailles jusqu’à ce qu’il soit obligé de demander d’urgence où se trouvaient les toilettes ?
À cause du zéro virgule sept pour cent et des pouces qui ne s’en tirait pas ?
À cause des blessés, bien plus nombreux et qui restaient parfois handicapés à vie dans la marge de ces fichues statistiques ?
Ça avait fait rire tout le monde.
« T’en fais pas ma belle, ça va passer, rigolait un vieux de vingt-six ans qui répondait au nom de Johnny. »
Pour qui se prenait-il celui-là, à faire son malin ? Thomas l’avait repéré tout de suite parce qu’il était du genre qu’il n’aimait pas. Du genre Bill. Les seules choses qui l’intéressaient c’était de prendre des cuites et de draguer tout ce qui traversait son paysage et ressemblait vaguement à une fille. Si ça se trouvait, ce n’était rien que de l’esbroufe et il allait se dégonfler au premier feu.
De toute façon, il valait mieux ne pas répondre. Thomas n’avait pas eu le temps d’ailleurs, parce que c’était la première fois aussi qu’il prenait l’avion et il avait une si féroce envie de vomir qu’il préférait garder la bouche fermée. Jamais il n’aurait pu imaginer que sa carrière de G.I. commencerait aussi piteusement. 

Extrait 2


« Nous, le pétrole, on s'en fout, parce qu'on a huit mille ans d'histoire, figure-toi ! Les Américains, tout ce qu’ils savent faire, c’est occuper la terre des autres. Ils ont commencé avec les Indiens il y a trois cents ans. Trois cents ans, et c’est ça qui vous tient lieu de passé. C’est pitoyable, non ? » 
Thomas n’avait rien répondu. Il s’était contenté d’écarquiller les yeux sur les huit mille ans qu’il venait de prendre comme une gifle et dont il avait honte d’ignorer l’existence. Il chercha fiévreusement sans le trouver, un argument à la douloureuse accusation formulée par le jeune Irakien. Mais les Américains, fort de leur droit, n’avaient pas même pris la peine de renommer les lieux qui portaient depuis longtemps des noms indiens. L’Oklahoma était le peuple rouge, l’Utah était le territoire de la tribu indienne des Utes, le Texas, celui de la tribu des Amis, l’Ohio la belle rivière, le Mississippi le grand fleuve boueux, le Massachusetts était le lieu des grandes collines, le Nebraska, celui de la rivière peu profonde, et le Wyoming, le Wisconsin, le Tennessee, l’Oregon, le Minnesota, l’Arizona, le Connecticut, le Dakota, l’Idaho, l’Iowa, le Kansas, le Kentucky étaient tous des noms indiens. Nombre de jeunes Américains auraient été étonnés de l’apprendre. Lui le savait grâce à son grand-père.
« Mon grand-père a du sang indien dans les veines. Mon arrière grand-mère était indienne, se défendit-il tristement.
— Ah ? répondit Selim un peu ébranlé. »
Mais il n’avait pas l’intention de se laisser apitoyer.
« Tu as entendu parler de la Mésopotamie avant de venir ? enchaîna-t-il. Non ? Je parie que tu ne savais pas que l’histoire du déluge qu’on raconte dans la Bible a été tirée presque mot pour mot d’une épopée mésopotamienne qui lui est antérieure d’au moins deux mille ans ? »
Thomas secoua la tête en avalant sa salive comme un écolier pris en flagrant délit d’ignorance. 
« Et Le livre de la jungle ? Tu savais que Kipling l’avait piqué à Ibn Tufayl dans son roman intitulé Le fils de la gazelle ou Le philosophe sans maître ?
— Non, je savais pas. » 


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