Extrait de Shift


EXTRAIT 1


JOUR UN, vingt-deux heures. 90, 91, 92, 93, 94, 95…

Je suis sous un arbre, un platane, je crois. Sur une place. Des gens s’affairent, pressés, bruyants. Ils portent des vêtements étranges, on dirait qu’ils sont déguisés. Un peu partout des animaux se baladent, en liberté. Volailles, porcs, bœufs... C’est un marché aux bestiaux ?
– Tu ne peux pas faire attention ?!

J’ai failli me faire renverser par... une charrette à cheval ? Une charrette à cheval ! Le cocher m’a engueulée en plus, ça veut dire qu’il me voit ! Il-me-voit ! J’ai réussi ! J’ai réussi ! J’ai réuss...

JOUR UN, vingt-deux heures vingt. 89, 90, 91, 92, 93…

Je reviens sur la place... Un garçon d’une vingtaine d’années vend du tissu à la coupe. Comme à la halle Saint- Pierre à Paris, mais son étal est adossé à une boutique. Il discute avec des femmes qui palpent les étoffes. Elles ont des robes longues, des coiffures d’autrefois, des coiffes style foulard, mais en moins... je ne sais pas. Je fais quelques pas. J’ai l’étrange impression d’être toute petite. Je porte une robe longue moi aussi, en velours bleu, et ma peau est blanche, si blanche, et mes mains sont si menues... on dirait des mains de petite fille. Une odeur de poisson grillé se faufile jusqu’à moi, je la sens, je peux la sentir ! Joie !

Shit !!! Shit et re-shit !

JOUR UN, vingt-deux heures quarante-quatre. 88, 89, 90…

Toujours sur la place, mais l’étal est fermé. À l’autre bout, des gens festoient autour d’une table à tréteaux. La brise fait frémir les feuillages et un merle s’envole en poussant un cri bref. Je ne comprends pas où je suis. Dans un village ou une petite ville du Sud qui ressemble à Forcalquier. J’y passais des vacances avec ma grand-mère quand j’étais petite. Une femme crie Clara ! On dirait que c’est à moi qu’elle s’adresse et me fait signe de la rejoindre. Elle connaît mon nom ?! Elle n’a pas l’air commode, elle se prend pour qui ? Je n’ai aucune envie de lui obéir. Le garçon qui vendait des étoffes sort de la boutique fermée et traverse la place, élégant, nonchalant. Son corps est si harmonieux qu’il paraît danser, et son regard... son regard...

Oh non ! Non ! Pas encore, pas déjà !


EXTRAIT 2


Si la prison n’a pas entamé ses glorieuses aspirations, elle ne les a pas non plus éclairées. Il sait en revanche plus que jamais ce qu’il ne veut pas faire : drapier. Un quotidien de commerçant est incompatible avec sa soif d’absolu. De même que celui de charpentier l’était à celui qu’il vénère depuis que, enfant, on lui en a conté les exploits. Ces hommes ne sont pas nés pour une vie ordinaire et ils sont incapables de comprendre ceux qui s’en contentent. Quoi ? Faire comme tout le monde, travailler, avoir des enfants, sérieusement ? Le monde n’est pas si content de son sort puisqu’il passe son temps à scier les branches sur lesquelles il s’assied. Serait-ce qu’il s’ennuie quand tout va bien ?

Quand tout va bien, la magie n’opère plus et, très vite on s’ennuie, on a envie qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, c’est bien le problème. Le malheur a du bon, du coup. Comment se résoudre à cesser de chercher la clef qui ouvre la porte du grand mystère ? Sans forcément briguer l’état de messie ou de saint, il arrive un moment où on se pose la question du sens.

Nous, écoliers studieux, collégiens attentifs, lycéens de bonne volonté à qui on apprend l’histoire depuis les siècles des siècles, et dont on rebat les oreilles à coups de célébrations, sur l’horreur des guerres, sur leurs motifs futiles et répugnants, finissons par penser que nos ancêtres étaient un peu cons. Mais bon, maintenant on sait, on voit où ça les a menés : les morts, les amputés, les camps, les viols, les tortures, les bombes. Et maintenant qu’on sait, on va être moins cons, on va être tolérants, charitables, tout ça. Non hélas. Même la dernière guerre mondiale qui a été l’occasion de prouesses technologiques particulièrement immondes n’a, semble-t-il, pas servi de leçon. Les humains sont toujours la bande de préados bagarreurs dans une cour de récré. Les bandes, plutôt. Rivales. Dont le plaisir n’a pas varié : se foutre sur la gueule pour des questions de territoire, de pouvoir, de biff, de religion.

L’entends-tu, Masha, ce long hurlement de l’ado au fond des bois ? Je ne veux pas devenir comme vous, je ne veux pas grandir, je ne veux pas cautionner votre imbécillité atroce ! La connerie est-elle inscrite dans l’ADN d’Homo sapiens ? Les labos devraient se pencher là-dessus. Il y a un paquet de fric à se faire, c'est motivant.

EXTRAIT 3


Gianni finit son verre, commande un autre pichet de vin mêlé d’épices et de miel et va s’asseoir près de Bernardo di Quintavalle. Ils se connaissent depuis longtemps mais sont devenus proches depuis peu. Depuis que les atrocités sanglantes les ont fait réfléchir. Elles ont réveillé en Gianni les grandes questions, les seules qui vaillent, celles qui n’ont pas de réponse. Et quand il a bu, il se les pose à voix haute.

– Tant qu’on n’a pas été riche, on s’imagine que la vie serait plus belle si on l’était. En un sens c’est vrai, au début, mais après...

Son ami a de bonnes raisons d’être d’accord : il est riche lui aussi. Très.

– Oui.

– Après qu’on a bien mangé, bien bu, fait l’amour, après qu’on a acheté de jolis petits chevaux, on ne sait plus quoi désirer.

Bernardo remplit leurs verres, ils trinquent, boivent. Gianni poursuit sa plainte.

– Après qu’on s’est mis en couple, qu’on a fabriqué quelques loupiots, qu’on les a regardés grandir, s’émanciper, se rebeller, rentrer dans le rang, après... Après, on est bien forcé de se poser la grande question, l’inévitable, celle qu’on ne se pose pas tant qu’on n’est pas rassasié de plaisirs...

– Jusqu’à la nausée...

– Oui, jusqu’à la nausée. Et même si ni toi ni moi n’avons encore de femme ou d’enfant, c’est facile à ima- giner. Si facile... À quoi bon ? Est-ce que c’est seulement ça, vivre ?

Bernardo, vaincu par l’énumération, ne trouve rien à ajouter. Ils trinquent encore, comme s’ils buvaient la coupe des condamnés, tels deux frères d’infortune, fortunés.

– Non, Bernardo, ça ne peut pas être seulement ça, c’est trop désespérant ! se désole Gianni. Il faudrait qu’il existe quelque chose de plus nourrissant, quelque chose dont on ne se lasse pas... comme cette eau dont parlait Jésus.

– « Celui qui boira l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, et cette eau deviendra en lui une source qui jaillira jusque dans la vie éternelle », cite Bernardo.

– Voilà !

Comme je le comprends, Masha ! Comme je les comprends tous les deux ! Ils ont mille fois raison, cent mille fois. Si seulement cette eau pouvait exister !

Gianni boit une grande gorgée de vin, deux, réfléchit, dit :

– Je me demande de quelle eau il parlait...

– C’est une image.

– Oui. Mais... quelle eau ? répète Gianni, rêveur.


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