Extrait de Sous-sol


Extrait 1


Dans le monde d’Avant, la glace avait continué à fondre, les forêts à brûler, les tempêtes à sévir et le niveau des eaux à monter ; la plupart des bêtes sauvages avaient fini par disparaître. Seuls d’anciens animaux domestiques, que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir et qui s’étaient accouplés avec des loups, des lynx, ou des sangliers, étaient parvenus à survivre ; ça faisait une drôle de faune qui, la nuit, envahissait les villes pour se nourrir du contenu des poubelles ou d’humains qui s’étaient attardés.
Les populations du Sud, décimées par la guerre, la famine et l’absence d’eau potable, migraient massivement vers des terres plus clémentes ; mais les Nordistes ne voulaient pas leur accorder l’asile, par peur de s’appauvrir à leur tour. Ils parquaient dans des camps ceux qui n’avaient pas péri pendant leur voyage et choisissaient parmi eux les plus résistants pour les exploiter en les transformant en esclaves, ainsi qu’ils l’avaient déjà fait par le passé.
Comme plus personne ne voulait se présenter aux élections depuis longtemps, ni les maires, ni les députés, ni les présidents - parce qu’à peine élus ils étaient insultés, menacés, et ils craignaient pour leur famille et pour eux-mêmes, certains d’entre eux s’étant fait assassiner -, la plupart des pays étaient dirigés par des dictateurs dotés de milices grassement payées.
Plusieurs migrants réussirent néanmoins à s’échapper et à s’organiser en groupes armés ; des habitants du Nord opposés à la dictature s’allièrent à eux pour piller, incendier, détruire.
Le chaos et la guerre civile régnaient quand le dirigeant du plus puissant pays du Nord déclara la guerre à la Chine. La Chine était, avec la Russie, le seul pays à ne faire partie ni du Sud ni du Nord, et à avoir conservé son indépendance.
Sans sommation, six bombes atomiques anéantirent les plus grandes villes chinoises, faisant un million et demi de morts. La Chine répliqua en larguant par avions des virus inconnus et mortels sur les plus grandes agglomérations nordiques; presque tous les habitants des pays du Nord moururent. La plupart des bêtes aussi.
Depuis ces jours funestes, la nuit règne sur la planète.


Le dimanche après-midi, Maman, Amy et moi, on buvait du sirop de fraise dans le canapé du salon pendant que Papa nous racontait le monde d’Avant. C’était toujours la même histoire, mais il ajoutait chaque fois des détails qu’on ignorait ou qu’on avait oubliés.
Quelques photos découpées dans les journaux illustraient son récit : villes détruites par les bombes, visages défigurés par des virus qui leur rongeaient les chairs, cadavres d’hommes et de bêtes jonchant les rues. Il les avait punaisées sur le mur du séjour. Chaque fois qu’il arrivait à l’une d’entre nous de se désoler de notre vie confinée, Papa l’amenait devant afin qu’elle médite sur la chance qui était la nôtre.
Le monde d’Avant, nos parents l’avaient connu. Amy et moi aussi l’avions connu, sauf qu’on était si petites qu’on ne s’en souvenait presque plus. Amy avait six ans et moi quatre. À cette époque-là, Papa nous racontait déjà l’histoire, mais pas de la même manière : il nous parlait de petits animaux mignons, et d’autres qui étaient méchants, les méchants gagnaient, et les petits animaux mignons réussissaient à se réfugier dans leur terrier où ils préparaient leur revanche.
À mesure qu’on grandissait, les petits animaux se sont transformés en humains, et on a compris que ce n’était pas une histoire pour rire.

Extrait 2


On était dans le sous-sol depuis environ deux ans.
Maman semblait avoir de plus en plus de mal avec la vie d’En Bas. Jamais elle n’aurait pu imaginer, nous disait-elle, que rédiger les devis, les factures et répondre au téléphone à des clients lui manquerait autant. Elle avait beau s’efforcer de faire les choses plus lentement, une fois qu’elle avait fini de laver le linge, d’épousseter et de passer le balai, elle n’avait plus du tout envie de relire pour la énième fois Orgueil et préjugés ou Jane Eyre.
Elle s’étiolait.
Elle ne se lavait plus les cheveux qu’une fois par mois, pestait de ne pas réussir à les démêler, ne les démêlait donc pas, et portait toujours la même vieille robe moche sous prétexte que c’était la seule dans laquelle elle se sentait à l’aise, que les autres ne lui allaient plus et que de toute façon, personne d’autre que nous ne la voyait. Ce qui horripilait le plus Papa, c’est qu’elle se laissait pousser les poils des jambes.
- Ça fait négligé, c’est dégoûtant !
- Le rasoir me fait un mal de chien, il est trop aiguisé. Ou pas assez.
Je passais beaucoup de temps à les observer et je me suis rendu compte que le moindre tressautement involontaire d’un muscle de leur visage était révélateur de ce qui risquait se passer ensuite. Quand Maman parlait de ses poils, les lèvres de Papa se contractaient comme deux petits serpents et ses joues pâlissaient, ce qui n’augurait rien de bon. Et s’il parvenait à se maîtriser sur le coup, il explosait un peu plus tard sous un autre prétexte.
Un soir où il lui avait une fois de plus parlé de ses poils, Maman lui avait cloué le bec en disant :
- Tu les rases, les tiens ?
Estomaqué, il n’a rien répondu. Mais lorsqu’un peu plus tard elle s’est trompée en corrigeant un de nos devoirs, il a libéré la colère qu’il tenait en respect depuis des heures.
- Comment veux-tu qu’elles se débrouillent si tu leur apprends des conneries ?
Les gros mots aussi étaient annonciateurs d’une dégradation, un peu comme les nuages gris qui s’amoncellent avant l’orage. Les larmes de Maman n’étaient pas loin derrière ses paupières quand Papa lui parlait comme ça.
- Sweety, je suis allée à l’école que jusqu’à seize ans. Je fais ce que je peux.
- Et c’est une raison ?
Les lèvres de Papa disparaissaient presque à force de se contracter. Je me suis mise à prier dans ma tête pour que Maman ne cherche pas d’autre argument pour se disculper, ce qui n’aurait fait qu’énerver Papa davantage.
- Je t’ai posé une question ! Est-ce que tu penses que c’est une raison ?!
- Eh bien oui, a dit Maman.
Ce n’était pas la bonne réponse.
Alors, il s’est passé cette chose inouïe : Papa l’a giflée.
C’était la première fois que ça arrivait. Maman était stupéfaite. Amy et moi, on est demeurées figées au-dessus de nos cahiers. À vrai dire Papa n’avait pas l’air très fier de lui non plus, mais il s’est quand même justifié en faisant de la pédagogie :
- Vous voyez ce qui arrive quand on refuse de reconnaître qu’on a tort ?
Aucune de nous n’avait moufté.
Tant que nous étions condamnées à vivre sous terre, il valait mieux être d’accord avec lui.

Extrait 3


Deux ans et demi après notre installation En Bas, Maman est tombée enceinte.
- Mes filles, vous allez bientôt avoir un petit frère ! s’est exclamé Papa.
- Ou une petite sœur, a murmuré Maman.
Elle était quand même un peu inquiète. Elle aurait préféré attendre que ça s’arrange En Haut avant de se relancer dans les joies d’une nouvelle grossesse, mais le bébé semblait déjà comme chez lui dans son ventre, alors elle s’est résignée.
- Si c’est la volonté de Dieu, qui suis-je pour la contester ?
Elle se faisait quand même du souci pour l’accouchement.
Papa l’a rassurée :
- Et comment on faisait autrefois, Pussycat ? Tu peux me le dire, hein ? Nos ancêtres, comment ils se débrouillaient ? Tu vas pas te faire du mauvais sang pour si peu. Je vais t’accoucher, moi, et les filles feront de parfaites petites aides-soignantes. Ce sera une belle occasion de pédagogie pour elles. Vous êtes grandes maintenant, hein mes filles ?
- Oui Papa, a répondu Amy.
Elle avait presque neuf ans, moi presque sept.
- Il n’y a aucune raison pour qu’un homme sage ne s’en tire pas aussi bien qu’une sage-femme, a ajouté Papa, très inspiré.
En prévision du grand jour, il nous a expliqué comment ça allait se passer : si on avait de la chance, la tête sortirait en premier, et sinon, ce serait les pieds, comme pour les chevreaux et dans le pire des cas, on verrait apparaître les fesses d’abord - mais on allait tous prier pour que ça n’arrive pas.
On s’est regardées, Amy et moi, avec un mélange de peur et d’excitation.
Il fallait qu’on soit fortes. On était des Élues.
- Et puis, ce n’est pas comme si on avait le choix.
On avait gardé en mémoire des images - plus ou moins nettes en ce qui me concernait - de la naissance d’un chevreau, un jour où on était allés chercher du fromage dans une ferme, à environ un mile de chez nous.
Ce jour-là, on avait eu la chance - l’opportunité, dixit Papa - d’assister à une mise bas. Opportunité grâce à laquelle, dès mes trois ans, j’ai su que les bébés arrivent par l’endroit où on fait pipi. Ou à peu près.
- C’est dégoûtant, avait dit Amy que ça n’avait pas empêchée de regarder jusqu’au bout.
Après force blop et glurp répugnants, on avait vu apparaître des petits sabots, puis le chevreau tout entier, enveloppé de bave collante et sanguinolente.
- C’est une femelle ! avait annoncé le chevrier, tout content.
Car le monde des chèvres est, à l’image de celui des volailles, très différent du monde des humains : les mâles y sont tout juste bons à faire un ragoût. Après deux trois coups de langue de sa mère, la chevrette s’était mise debout sur ses guibolles flageolantes.
- C’est aussi simple que ça ! a conclu Papa.
Maman, sans conteste, allait mieux. Elle se regardait à nouveau dans la glace et elle s’était coupé les cheveux qu’elle ne parvenait plus à démêler. Ceux qui repoussaient étaient blonds et soyeux. Elle mettait une robe qu’elle s’était confectionnée dans un drap en jersey violet parce qu’aucune des autres ne lui allait plus depuis que son ventre s’était arrondi. Elle mettait du jus de betterave sur ses pommettes et sur ses lèvres en guise de maquillage et elle chantonnait en préparant à manger.
- Comment elle a réussi à le mettre dans son ventre, ce bébé ? j’ai demandé à Amy.
Ma sœur m’a regardée, interloquée, et elle a vu que j’étais sérieuse.
- Voyons, Leslie, ils l’ont fabriqué ensemble, tu sais bien. Papa nous l’a expliqué. La petite graine, tout ça.
- Ah oui. Mais... Où est-ce qu’il l’a trouvée, la petite graine, Papa ?
- Je sais pas moi... Dans la serre, sans doute.
- Hummm, je vois...
On était de vraies oies blanches, ma sœur et moi. Nous n’étions âgées que de quatre et six ans au moment où nous avions quitté le monde d’En Haut, l’idée ne nous avait jamais effleurées que les chiens ou les chevaux que nous avions pu apercevoir s’accouplant, s’accouplaient. Les rares fois où la chose s’était produite en notre présence, Papa s’était empressé de nous éloigner en nous expliquant qu’ils essayaient de jouer à saute-mouton. Et nous l’avions cru.


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